Fanfiction

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Nouveau genre littéraire très populaire, la fanfiction consiste à prendre un personnage célèbre ou fictif et à le faire vivre dans un cadre différent. La Presse a demandé à huit auteurs québécois d’écrire leur propre fanfiction, leur laissant le champ libre quant au sujet et au lieu.

Cette semaine, François Blais, auteur de La classe de madame Valérie et de La nuit des morts-vivants, donne la parole à la blonde Betty de la série Archie.

La semaine prochaine, ce sera mon dix-septième anniversaire. Mais la semaine prochaine n’arrivera pas. Pas pour moi, en tout cas, j’en ai la conviction. Non pas que je craigne une catastrophe, aucune catastrophe ne survient jamais ici, seulement cela m’a récemment frappée comme une évidence que le fait d’avoir 16 ans était consubstantiel à ma nature, et que mon existence n’aurait aucun sens si je n’étais pas éternellement en dernière année du secondaire dans le high school de cette petite ville américaine.

De la même façon que mon existence n’aurait aucun sens si je n’étais pas irrémédiablement amoureuse de lui. (« Serai-je le héros de ma propre histoire ou quelque autre y prendra-t-il cette place ? », se demande David Copperfield. En ce qui me concerne cette question ne s’est jamais posée : il est le héros de mon histoire.) Le plus tragique c’est que mon existence n’aurait aucun sens non plus s’il était amoureux de moi.

Je dis « tragique », mais ce n’est qu’une façon de parler. Les sentiments tragiques – le désespoir, la haine, le désir de mourir ou de tuer – n’ont pas cours ici. Ma vie n’est pas une tragédie, ma vie est une interminable série de petites scènes cocasses. Et c’est précisément pour cela que je n’atteindrai pas mon dix-septième anniversaire.

Un Grec dans l’Antiquité a prouvé l’impossibilité du mouvement en faisant remarquer qu’entre un point A et un point B, il y avait une infinité de points intermédiaires et que pour franchir une infinité de points, cela prenait forcément une infinité de temps. Suivant la même logique, l’on peut affirmer qu’entre aujourd’hui et la semaine prochaine, il peut survenir (et il surviendra) une infinité de petites scènes cocasses, et vivre une infinité de petites scènes cocasses nécessite une infinité de temps. Je n’aurai donc jamais 17 ans.

Mais il se peut que je me trompe, car il me semble que quelque chose a changé. Pas ici, rien ne change jamais ici, mais en moi. Jusqu’à tout récemment, je ne pensais jamais à rien, sinon à lui, de cela je peux jurer, alors que maintenant des idées étranges me viennent en tête à tout moment.

Par exemple, il y a quelques jours, nous étions tous réunis dans notre restaurant favori (oui, mes amis et moi nous tenons au restaurant, l’idée d’essayer d’entrer dans un bar avec des fausses cartes d’identité ne nous viendrait pas à l’esprit, et d’ailleurs à ma connaissance aucun d’entre nous n’a jamais bu une goutte d’alcool), nous étions dans notre restaurant favori, donc, dégustant qui un lait frappé, qui un hamburger, quand Nancy est entrée, l’air furieux.

Chuck, son petit ami, venait une fois de plus d’annuler un rendez-vous avec elle. Selon Nancy, il consacrait trop de temps à son entraînement sportif et pas suffisamment à leur couple. Elle avait donc décidé de le rendre jaloux en sortant avec d’autres garçons. (Oui, la jalousie existe ici, je suis bien placée pour le savoir, mais il s’agit d’une jalousie de bon aloi, rassurez-vous, pas la variété qui vous pousse à vous taillader les avant-bras avec une lame de rasoir pour changer le mal de place.)

Les autres filles ont bien sûr estimé qu’il s’agissait d’une bonne idée, et j’ai abondé dans le même sens, alors qu’en mon for intérieur je savais bien que le plan de Nancy était absolument irréalisable. Elle et Chuck sont les deux seuls Noirs ici, ils sont obligés de sortir ensemble. Un couple mixte, ici ? Pas de mon vivant, et pas du vôtre non plus.

Que se serait-il passé si j’avais dit à mon amie : « Allons, Nancy, tu n’y penses pas, tous les autres garçons de l’école sont blancs. Tu vas sortir avec des Blancs ? » Cela aurait-il fait dérailler la scène cocasse en cours ? Sans doute, mais je ne crois pas que je possède le pouvoir de faire dérailler les scènes cocasses. Et pourquoi le voudrais-je, de toute façon ? Les scènes cocasses ne forment-elles pas la trame de notre vie, et essayer de les saboter ne reviendrait-il pas à scier la branche sur laquelle nous sommes assis ?

Je vais à la soirée dansante de l’école avec lui ce soir, parce que Ronnie a refusé de l’y accompagner. Ça me va. Être un prix de consolation est également consubstantiel à ma nature. Lui et moi allons sans doute nous embrasser dans sa voiture avant de nous joindre à la fête (mais ça n’ira pas tellement plus loin : rien ne laisse supposer qu’il soit doté d’un pénis).

Ensuite, il va sans doute se rabibocher avec elle, et moi je vais finir la soirée à danser avec Reg, ou Dilton, ou un quidam. Ça me va aussi. Pourquoi est-ce que je me plaindrais ? Au fond, j’ai ce que tout le monde désire : la beauté et la jeunesse éternelle. Et puis on s’amuse si bien ici.

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